Les Vosges du Nord regorgent de mystères ; contrée secrète qui joue des interminables ondulations de son horizon boisé pour dissimuler ses plus grandes richesses. Au sommet de sa colline, les ruines du château de la Wasenbourg seraient presque imperceptibles, si elles n’imposaient pas aux frondaisons bruissantes, la rigueur géométrique de leur silhouette de grès rose. Jadis imposante forteresse, les vestiges conjuguent encore de nos jours le souvenir de l’Antiquité, la force et le raffinement d’un Moyen Age, que consacrera la plume de Goethe et le souffle Romantique du XIXe siècle.
Aux origines de la place forte
Lorsque l’on aborde un sujet tel que celui de la Wasenbourg, il est impossible d’éluder la question des origines du site. En effet, dès l’arrivée sur les hauteurs de la colline dite du Riesberg, le visiteur est happé par le rocher du Wachtfels qui semble défier de sa maigre allure, les murailles du château qui lui font face.
Le Wachtfels, tel qu’il se présente actuellement est flanqué d’un édicule composite, évoquant par son aspect l’architecture antique. En effet, des demi-colonnes, dressées côte à côte sur de gros blocs de pierres formant un stylobate, soutiennent un entablement composé de différents blocs de provenances diverses. L’un d’entre eux présente une lettre médiévale sculptée en méplat, tandis que l’autre porte une inscription d’époque romaine.
Il ne faudrait pas s’y méprendre, en dépit de l’allure antiquisante des vestiges flanquant le Wachtfels, il s’agit bien d’une recomposition hétéroclite voulue au XIXe siècle. La majeure partie des éléments, tels que les « colonnes », ne remonte pas au-delà du Moyen Age. Toutefois, il est avéré que la colline du Riesberg servit de point d’observation dès l’époque romaine, précisément au niveau du Rocher du Wachtfels. Par ailleurs, à l’emplacement du château se dressait, un temple dédié à Mercure. L’inscription lacunaire présente sur l’édicule, permet néanmoins de connaître la dédicace du sanctuaire : « […] MERUCR[I]O AEDEM […] [CUM] SUIS ORNAMENTIS. » On peut la traduire ainsi : […] A Mercure un temple […] [avec] ses ornements. » La pierre en place serait une copie, l’élément original ayant été déposé au XIXe siècle à Strasbourg, où il fut détruit au moment de la Guerre de 1870.
De plus, sur la paroi même du rocher de la Wasenbourg on peut lire une autre inscription latine dans un cartouche à queues d’aronde : « DEO MERCURIO ATTEGIAM . TEGULICIAM COMPOSITAM . SEVERINUS SATULLINUS . C . T . EX . VOTO POSUIT L.L.M. » A nouveau une transcription confirme la présence du temple : « Severinus Satullinus, d’après le vœu qu’il a fait, a élevé et consacré en monument, comme il se doit, ce petit édifice en tuiles au dieu Mercure. » Protecteur des voyageurs, des marchants et des voleurs, Mercure est la figure du panthéon gallo-romain la plus fréquente dans les Vosges du Nord. Son culte est souvent associé à celui de la déesse gauloise Rosmerta.
Autre vestige supposé antique : la jardin des Fées ou des Elfes, à quelques pas des ruines du château. Il s’agit d’une enceinte de pierres sèches remontant peut être à l’époque gauloise, ou gallo-romaine. Une légende tenace raconte que ce camp était relié par un pont de cordes, à la colline du Ziegenberg, située de l’autre côté de la vallée.
Par ailleurs, un peu plus loin, ce sont d’étranges cupules, présentes sur les affleurements rocheux qui ont longtemps été – au moins jusqu’au XIXe siècle – l’objet d’un rituel de fertilité.
Le château médiéval
Si la présence des romains est attestée au Riesberg, le site est néanmoins abandonné au moment des invasions barbares, sans doute au commencement du Ve siècle. Pourtant au VIIIe siècle, les archives de l’abbaye de Wissembourg mentionnent pour la première fois le nom de « Fasenburg ». La forteresse pourrait ainsi être l’une des plus anciennes des Vosges du Nord. Son nom dérive du mot Wasen qui donnerait aussi le nom de Wasgau, et signifiant herbage, pâture.
Le château tel qu’il se présente aujourd’hui, est né de la volonté de l’évêque de Strasbourg, Conrad de Lichtenberg (v.1240-1299), alors puissant seigneur spirituel mais aussi temporel. Il fit réaménager l’ensemble de la place forte, reconstruisant sans doute l’intégralité des bâtiments.
Ceux-ci se composent d’un grand mur-bouclier de plus de quatre mètres d’épaisseur. Réalisé en pierres à bossage, il exalte la puissance et la domination féodale. Toutefois, cette impressionnante muraille n’est qu’un élément dissuasif. Il faut rappeler que l’approvisionnement en eau de la forteresse est son point faible majeur. La citerne principale étant à l’extérieur des enceintes, il est impossible de tenir un long siège à la Wasenbourg.
On accède au château par une grande cour intérieure, ceinte d’épais murs, précédant une seconde cour de dimension plus réduite. Cette-dernière mène à la tour-logis qui constitue l’élément principal de la forteresse. Cette tour s’élevait sur au moins trois niveaux, dont le dernier n’est plus que perceptible par la présence d’éléments d’encorbellements au sommet des ruines.
Le premier niveau est accessible, après quelques marches, par une porte en arc brisé. Elle ouvre sur un vaste espace quadrangulaire, baigné par la lumière de trois baies offrant une vue sur Niederbronn. Au centre des deux fenêtres, on reconnaît l’emplacement d’une cheminée monumentale. L’ensemble de l’espace est couronné par une frise de consoles accolées formant des arcatures gothiques. Cette élégante dentelle de grès servait de support au plafond et au plancher de l’étage supérieur.
Nichée dans l’une des arcatures, juste au-dessus de la porte, une tête sculptée semble surveiller les allers et venues des visiteurs. Cette sculpture emblématique de la Wasenbourg, ajoute une part de mystère à ces ruines. La tradition populaire rapporte qu’il s’agirait du portrait de l’architecte du château…
Le deuxième niveau de la tour exprime tout le raffinement d’un logis seigneurial au XIIIe siècle. L’accent est mis sur le confort : on note les traces de la présence d’un poêle en faïence, surmontant la cheminée de l’étage inférieur. De même, le confort spirituel est assuré par la présence d’une probable chapelle, au niveau de l’oriel visible à l’extérieur du bâtiment. Mais dans cette optique de bien-être, on songe aussi aux détails les plus triviaux, en installant des latrines à ce même étage.
L’espace est baigné d’une lumière sporadique certes, mais on joue sur l’élégance des ouvertures gothiques à remplages. L’élément magistral de cet espace est sans conteste la grande baie à neuf lancettes et sept occuli. Unique en son genre et datant des années 1280, cette baie est sans doute la plus spectaculaire de toute l’Alsace médiévale. La partie supérieure, percée d’occuli, est un impressionnant monolithe qui témoigne du savoir faire des artisans ayant œuvré au chantier du château. Les meneaux d’origine de la fenêtre ont été remplacés, afin de redonner à l’ensemble une lecture cohérente.
La question des ouvriers de la construction de la Wasenbourg réserve une intéressante surprise. Au Moyen Age, un tailleur de pierre est payé à la tâche ; cela signifie qu’il n’est pas rémunéré à l’heure mais bien au rendement. Ainsi, pour différencier son travail, et ainsi obtenir le salaire qui lui est dû, il applique sur chaque bloc un symbole unique et personnel, que l’on nomme « marque de tâcheron ». Or certaines marques relevées sur la Wasenbourg sont identiques à celles de la Cathédrale de Strasbourg. Ainsi, Conrad de Lichtenberg, maître d’ouvrage des deux édifices fit appel aux mêmes artisans. La Cathédrale et la Wasenbourg sont donc liées par la virtuosité de leurs artisans. D’ailleurs, il est singulier de noter que la cathédrale est visible depuis la Wasenbourg. On peut songer aux ouvriers qui, installant la grande baie de la Wasenbourg, pouvaient lancer un regard vers le grand chantier strasbourgeois, qui s’affairait alors à l’édification de la façade occidentale. Celle-ci naquit du génie d’Erwin de Steinbach. De là à songer qu’il fut l’auteur des plans de la Wasenbourg, il n’y aurait qu’un pas. L’originalité de la forteresse et son raffinement correspondraient bien à la vision d’un architecte aussi éminent que maître Erwin. En partant de ce postulat, on comprend mieux pourquoi on a considéré la tête de la tour-logis comme le portait de l’architecte ! Et si c’était vrai ?
Des Lichtenberg aux Deux-Ponts-Bitche : la valse des propriétaires de la Wasenbourg
Si Conrad de Lichtenberg fut le bâtisseur de la Wasenbourg, elle resta longtemps dans les mains de cette famille. La bâtisse fut confiée par les Lichtenberg en gestion à la famille Von Burn.
Le château de Wasenbourg passe dans les mains des Deux-Ponts-Bitche à la fin du XVe siècle. A l’extinction de la lignée des Lichtenberg, et en vertu des liens qui existaient entre cette-dernière et celle des Deux-Ponts-Bitche, c’est par simple héritage que la place forte changea de mains. Quelques décennies plus tard éclata la Guerre des Rustauds. Elle toucha l’Alsace de plein fouet, où des hordes de paysans armés s’élevèrent contre le pouvoir en place. Il semblerait que la forteresse ait été fortement touchée par ces révoltes, rendant les lieux inhabitables.
Ayant été remis en état, le château changea une fois de plus de propriétaire dans la seconde moitié du XVIe siècle. En effet, à son tour, c’est la lignée bipontine qui s’éteignit. La succession causa une querelle intestine entre les Hanau-Lichtenberg et les Linange (mais aussi avec le Duc de Lorraine : voir aussi notre article sur les bornes frontières de 1605). Il finit par revenir aux Hanau-Lichtenberg, rejoignant pour ainsi dire le giron de sa seigneurie d’origine.
La Wasenbourg est au moins partiellement ruinée à la fin du XVIIe siècle. Elle ne semble pourtant pas avoir subi le même sort que la plupart des châteaux des Vosges du Nord, détruits par les troupes de Montclar, sur ordre du Roi de France. En effet, si Louis XIV souhaitait détruire toutes ces places fortes, qui représentaient autant de foyers de résistance et de contestation, il en conserva néanmoins un certain nombre, dont le château de Lützelstein à La-Petite-Pierre, qui fut remanié par Vauban. La Wasenbourg quant à elle, ne fit pas l’objet d’une restructuration militaire, et il semble qu’elle fut épargnée. On ignore malgré tout son véritable état dans les années 1670…il semblerait que le château ait été encore en partie habitable au début du XVIIIe siècle. Quoiqu’il en soit, le château doit son bon état de conservation actuel, au fait d’avoir été « oublié » par Montclar…
Les ruines de la Wasenbourg et le souffle romantique du XIXe s.
Curieusement, c’est en mourant, que la forteresse trouverait une Renaissance. Progressivement dévorée par la végétation, la Wasenbourg s’est parée d’un voile mystère. Goethe ne manquera pas de gravir la colline du Riesberg en 1770, pour entrapercevoir la grandeur déchue de ce monument du Moyen Age. Voilà ce qu’il nous en dit :
Quand nous montâmes au château de Wasenbourg, situé près de là, je pus contempler aussi avec respect, sur la grande masse du rocher, base d’un côté de l’édifice, une inscription bien conservée, qui est un ex-voto consacré à Mercure. Wasenbourg est sur la dernière montagne qu’on trouve en venant de Bitsch à la plaine. Ce sont les ruines d’un château allemand bâti sur des ruines romaines. De la tour, nous contemplâmes une seconde fois l’Alsace entière ; la flèche visible de la cathédrale indiquait la situation de Strasbourg.
Le passage du père du Romantisme participa à faire du Riesberg un haut-lieu de l’inspiration artistique. On ne compte pas le nombre de dessins, gravures qui retracent les lignes à la fois fortes et délicates de la ruine. Une gravure assez célèbre nous montre un groupe de visiteurs, s’adonnant, de nuit, à des récits d’épouvantes, ou autre rite ésotérique, étoffant ainsi le caractère fantastique de ces murailles.
On raconte également que poussent autour du château les fameuses Eranthes d’hiver, que l’on retrouve également au château du Landsberg. A partir de cette fleur, on forgerait l’idée suivante : il s’agirait des vestiges du jardin médiéval, dans lequel poussait cette variété qui aurait pu être rapportée par un chevalier, au retour de l’Italie.
Lisons enfin les quelques vers de Charles Berdellé, composés en 1887 et qui nous feront quitter les ruines de la Wasenbourg et redescendre des hauteurs du Riesberg :
L’ondine de Niederbronn
La lune, à travers les platanes
Se glisse en rayons diaphanes
Sur les flots, d’où surgit soudain
L’ondine au costume argentin.
De Wasenbourg, vers son amante,
Dans une armure étincelante,
A travers les forêts descend
Un chevalier au cœur aimant.
Comme ils s’enlacent ! …Mais l’Ondine
S’en vient frapper l’onde argentine
Qui s’ouvre, offrant aux amoureux
L’abri le plus mystérieux.
Il se regardent d’un air tendre.
Ah ! Qu’on serait heureux d’entendre
Leurs confidences, leurs doux mots
Qu’en murmurant couvrent les flots.
Le mot de la fin…
Le site de la Wasenbourg condense véritablement l’histoire des Vosges du Nord. Occupé depuis au moins l’époque gauloise, la sommité du Riesberg accueille les vestiges d’un château surprenant, dont l’histoire est liée à celle de la cathédrale de Strasbourg par son maître d’ouvrage, peut être son maître d’œuvre, mais aussi et surtout par ses artisans. Tombé en ruine, il devint un haut lieu de mystère, excitant la fantaisie romantique du XIXe siècle. N’hésitez pas à découvrir le château, sur l’itinéraire d’une randonnée que nous vous suggérons sur notre site.