Les plates-tombes de Burckhardt von Lützelstein et Gilga de Viler à La Petite-Pierre

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Présentation actuelle du monument funéraire

Le charmant village de La Petite-Pierre recèle quantité de « friandises » pour tout amateur du patrimoine. La vieille ville, que l’on nomme ici « Staedtel » est un véritable bijou posé entre les mamelons verdoyants des Vosges du Nord. En longeant la rue du château, bordée par un pittoresque alignement de maisons du XVIIIe s., on débouche sur la place Jerrihans, surnom donné par les locaux au comte palatin Georges-Jean de Veldenz (1543-1592). Cette place est bordée par le château de La Petite-Pierre, ainsi que par l’église de l’Assomption. Celle-ci fut édifiée à partir de 1417, sous l’impulsion du comte Burckhardt von Lützelstein (v.1450- 1418). Dévolue au culte protestant sous Georges-Jean de Veldenz, l’église fut rendue au culte catholique au XVIIe siècle. Ainsi, si la nef reste acquise au culte réformé, le chœur quant à lui retrouve son affectation d’origine au service catholique : c’est le régime du simultaneum. Cette situation propre à l’Alsace, perdure encore de nos jours.

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Château de la Petite-Pierre – Baies gothiques.

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Eglise de l’Assomption – Baie axiale.

D’un point de vue architectural, la nef a fait l’objet d’une reconstruction intégrale à la fin du XIXe s. Le chœur orienté, préservé de ces travaux, se révèle être la partie la plus intéressante de cet édifice. Il s’ouvre sur la nef par un arc triomphal en ogive. Le chœur se compose d’une travée, abritant l’autel, et d’une abside semi-décagonale. L’ensemble de cet espace présente de belles voûtes à croisées d’ogives. Le chœur est baigné par la clarté de cinq baies ogivales. La baie axiale est la seule qui présente à ce jour un remplage (d’origine?) de style rayonnant. C’est cette même fenêtre qui porte sur sa face extérieure l’inscription dédicatoire du comte Burckhardt.

L’architecture gothique est rehaussée par un important décor, miraculeusement conservé. Il faut bien sûr signaler une clef de voûte ornée du visage du Christ au nimbe crucigère, sculpté en bas-relief. Cependant, le décor le plus remarquable est un important programme iconographique peint, remontant au début du XVe s. Recouvrant l’ensemble des voûtains, ces peintures murales, parmi les plus belles de l’Est de la France, représentent des épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament, ainsi que les figures des quatre Évangélistes. Recouvertes d’un badigeon au moment du passage à la réforme, ces peintures murales ont été remises au jour au cours du XIXe s. Nous consacrerons ultérieurement un article à cet important ensemble.

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Détail des peintures du chœur du XVe.

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Monument funéraire de Jean-Auguste de Veldenz.

Le chœur recèle également un important monument funéraire du XVIe s. érigé pour le comte Jean-Auguste de Veldenz. L’ensemble a été fortement endommagé, sans doute à la Révolution, et son état de conservation est relativement médiocre. Les inscriptions sont bûchées et l’enfeu est désormais vide.

D’autres pierres tumulaires mutilées sont visibles dans l’édifice. Toutefois, l’objet de notre propos concernera deux plates-tombes mises au jour au moment de la réfection de la nef dans les années 1880. Sous un ancien parquet, les ouvriers découvrirent trois dalles funéraires scellées dans le pavage de grès de l’église. La première présentait la silhouette d’un homme en armure, la deuxième celle d’une femme en prière et la troisième était ornée de deux blasons.

Les dalles furent prélevées et décision fut prise de les encastrer dans le mur occidental de l’église où elles se trouvent encore actuellement. Elles surplombent l’escalier d’accès au vestibule d’entrée de l’édifice. Pourtant, ce choix contestable pour des raisons évidentes de conservation, a été décrié dès les années 1880. Ainsi, dans le Bulletin de la société pour la conservation des monuments historiques d’Alsace (1881) le comité juge que « si elles se trouvent placées en dehors de l’église, elles seraient par trop exposées aux intempéries1 ». Plus que les intempéries, c’est souvent la négligence et le manque d’intérêt porté au patrimoine qui le dénature. Ainsi, au cours du XXe s. une rampe métallique a été fixée dans l’une d’entre-elles2. Et tout cela en dépit de l’inscription de ces dalles au titre de monument historique…

L’identité des défunts

Venons-en à la question la plus importante : l’identité des personnages. Celle-ci nous est donnée par les inscriptions en partie effacées. Il s’agit de Burckhardt von Lützelstein et de son épouse Gilga de Viler.
Burckhardt von Lützelstein (v.1350-1418) est l’un des personnages les plus marquants et les plus singuliers de l’ancienne maison comtale de La Petite-Pierre. Second fils du comte Volmar von Lützelstein et d’Adélaïde de Fénétrange, il devint prévôt du Grand Chapitre de la cathédrale de Strasbourg. Il fut nommé Évêque de Strasbourg par les chanoines, refusant de reconnaître la légitimité de Guillaume de Diest sur le siège épiscopal strasbourgeois. S’ensuivit une lutte entre Burckhardt et Guillaume de Diest. Sous la menace d’excommunication, Burckhardt prit la décision de se retirer au profit de son rival. Redevenu prévôt, il quitta ses fonctions à la mort de son neveu Frédéric. Devenu comte de Lützelstein, le souci de Burckhardt était désormais d’assurer une postérité à sa lignée. Il obtint le droit de se marier, tout d’abord à Agathe von Hohenfels en 1412, puis en seconde noces à Gilga de Viler (1415).
La comtesse Gilga (v.1380-1418) est la fille de Henri de Villersexel et de Guillemette de Vergy. Bien que mentionnée dans les inscriptions funéraires sous l’appellation « De Viler », les armoiries confirment bien l’appartenance de cette femme à la famille de Villersexel. Gilga donna naissance à une fille vers 1415, Johanna von Lützelstein.
Le couple comtal fut emporté par la peste en 1418, ils moururent à huit jours d’intervalle : Burckhardt le 10 septembre et Gilga le 18. Ils furent inhumés en l’église de La Petite-Pierre, que Burckhardt avait fondée un an auparavant.
On suppose que c’est dans le chœur, que le couple comtal fut enseveli. Les plates-tombes furent ensuite déplacées, à une époque inconnue, dans la nef, où elles furent intégrées au dallage.

Les plates-tombes au Moyen Age

Les plates-tombes de La Petite-Pierre s’inscrivent dans une vogue funéraire pour un type de monument, qui répondait parfaitement aux mentalités médiévales de la fin du Moyen-Age.

Toute la période du Moyen-Age est marquée par la volonté des personnages les plus puissants de se faire inhumer ad ecclesiam c’est à dire au sein même des sanctuaires. Par cette proximité à l’espace sacré et aux reliques qu’il conserve, ils pensent se garantir un accès plus rapide au Paradis. Toutefois, cette pratique a également une fonction sociale puisqu’elle permet au défunt de se démarquer du commun des mortels, inhumé dans le cimetière. Par ailleurs, une différence supplémentaire est à relever : si les fosses du cimetière sont anonymes, les tombes ad ecclesiam sont surplombées de monuments, d’enfeus, de gisants, etc… Elles sont signalées par des inscriptions, ou encore scellées par des plates-tombes, intégrées au dallage de l’église. Les plates-tombes se révèlent être le type de monument le plus courant et le plus apprécié à la fin du Moyen Age. Certaines églises (on peut citer Saint-Thomas ou Saint-Pierre-le-Jeune à Strasbourg) deviennent ainsi de véritables cimetières couverts.

Le succès de la plate tombe à la fin du Moyen Age, n’est pas étranger à son aspect bon-marché. En effet, elles sont infiniment moins onéreuses que les tombes à gisants. Ces dalles gravées d’après des modèles standards, étaient fabriquées en séries par les tombiers du Moyen Age. Il suffisait ainsi de choisir un modèle, d’y faire graver une inscription et au besoin des armoiries.

A l’aspect économique, il faut également ajouter le caractère pratique de ce type de monuments. Son exécution rapide, et sa facilité de mise en œuvre, permettait d’offrir rapidement au défunt une sépulture convenable. Par ailleurs, face à la demande croissante d’inhumations ad ecclesiam, ce type de monuments évitait l’encombrement de l’espace de l’église, et ne gênait pas la circulation des fidèles et du clergé.

Au début du XVe siècle, ce type de monuments n’est donc plus réservé à la noblesse, mais est très fréquent dans le monde ecclésiastique, tout comme dans la bourgeoisie désireuse d’imiter l’aristocratie. Dans le cas de notre couple comtal de Lützelstein, atteint de peste, la mort fut sans doute aussi rapide qu’inattendue. La nécessité d’inhumer rapidement les corps peut expliquer le choix de ces simples dalles funéraires.

Les plates tombes du Comte Burckhardt et de Gilga de Viler

Les dalles de La Petite-Pierre sont de parfaits exemples de cette vogue funéraire. Les effigies sont simplement gravées – sans doute s’agit-il de modèles standards. Représentés en pieds, les deux personnages apparaissent sous une arcature trilobée, ornée de pinacles ou de tourelles. Les dalles funéraires ont été « personnalisées » par l’ajout usuel d’une inscription, et sans doute par la réalisation d’un visage individualisé, traité en très bas-relief dans l’épaisseur de la dalle, juste avant la livraison du monument. Le visage de Gilga est en meilleur état de conservation que celui de son mari. On note un traitement très recherché des plis de sa guimpe de veuve. Sans être de véritables portraits de Gilga et de Burckhardt, il ne faut pourtant pas écarter une volonté manifeste de personnalisation, que l’on observe plus généralement sur les plates-tombes de la fin du Moyen-Age. Les yeux grands ouverts, les deux effigies sont représentées « vivantes ». Le visage de Burckhardt présente des rides naso-labiales marquées, et un affaissement des chairs qui trahissent un âge certain. Il est représenté en armure, une main posée sur la poignée de son épée. Son épouse, au visage harmonieux, se tient quant à elle en prière. Sa tête repose sur un coussin orné en ses coins de glands. Ce coussin est le seul indice qui rappelle la position allongée de l’effigie féminine.

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Plate-tombe de Gilga de Viler

Le couple apparaît au spectateur, avec tout le prestige de son statut. On voit d’avantage dans ces tombes la pérennisation de l’image sociale des défunts, que l’expression de l’attente pieuse du Jugement Dernier. Hormis les mains jointes de Gilga, aucun signe religieux ne vient émailler la représentation. On ressent ainsi la volonté manifeste d’insister sur la dimension matérielle (sociale mais aussi charnelle) des personnages. Ce rattachement aux choses terrestres se ressent également dans la présence de petits écussons de part et d’autre de la tête des effigies funéraires. Ils illustrent la filiation paternelle et maternelle de chacun des deux défunts. Le comte Burckhardt est entouré des armes des Lutzelstein (à gauche) et des Fénétrange (à droite). La comtesse quant à elle présente à gauche les armoiries des Villersexel, et à droite celles de la famille de Vergy. La troisième dalle, enfin, représente les armoiries des Lutzelstein (écartelées de celles des Geroldseck, dont Burckhardt avait acquis la moitié de la seigneurie en 1391) et des Villersexel. Elle rattache une fois de plus le défunt couple à son pouvoir temporel et terrestre.

Cette troisième dalle héraldique est d’une exécution plus aboutie. Finement sculptée en haut-relief, elle fut réalisée pour venir couronner les deux plates-tombes, placée peut-être à la verticale contre un mur. Cette pierre ajoute aux plates-tombes un prestige certain. Sans doute jugées trop simples, les plates-tombes devaient être magnifiées par cet élément plus élaboré, ajouté ultérieurement. Toutefois, il est tout à fait étonnant de noter une erreur sur cette dalle, qui indique la date de 1413…

La disposition actuelle des trois dalles sur le mur de l’église est manifestement erronée. En effet, en se référant à la disposition des armoiries, la dalle de Gilga devait se trouver à droite. Cette hypothèse est peut-être confirmée par les traces d’usures visibles sur les deux plates-tombes. Ces traces ne sont pas un problème en soi, puisqu’elles sont tout à fait conformes à l’idée même de la plate-tombe, destinée à être foulée du pied. Toutefois, ces deux bandes d’usures, correspondant à un passage régulier, nous renseignent quant à la disposition au sol des deux plaques. Bien sûr, elles semblent avoir été déplacées du chœur vers la nef, mais les usures présentent des concordances à relever. Si les bandes émoussées traversent toute la largeur de la dalle de Gilga elles ne se retrouvent, à l’inverse que sur la partie droite de la dalle de Burckhardt.

Chacune des trois dalles est ceinte d’un bandeau d’inscriptions latines. La disposition des mots ou abréviations a fait l’objet d’un soin particulier pour la tombe de Burckhardt et la dalle héraldique, puisqu’ils en font le tour complet, avec des espaces réguliers. La plate-tombe de Gilga, présente quant à elle un espace final vierge (en haut sur le bord gauche). Il s’agit selon toute vraisemblance d’une négligence du tombier, peut-être pressé par les délais.

Gilga de Viler
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Epigraphie

Il convient enfin de donner ici une transcription, dans la mesure du possible, des inscriptions courant en bandeau autour des trois pierres tumulaires. Nous indiqueront entre parenthèses les restitutions possibles, et par un point d’interrogation les parties illisibles.

Plate-tombe de Burckhardt von Lützelstein :
+· Anno · Dni · M · CCCC · (XVIII) · Kl · Septembris · O · Nobilis · Dns · Burckard · C(omes) · I · Lutzelst · Ac · Dns · I ·Geroltzecke · I · Vasago · ? · ? · Marie · Virg

Plate-tombe de Gilga de Viler :
+· Anno · Dni · M · CCCC · XVIII · Kl · Septebr · O · Nobilis · D(na) · (Gilga) · De · Viler · Co(mitissa) · ? · Natifitatis · Mari(e) · Resquiescat · In · Pace

Dalle héraldique :
Anno · Dni · M · CCCC · XIII · Kl · Septebr · Obierut · Nobilis · Burckard · Comes · In · Lutzelst · Ac · Dns · In · Gerotlzecke · I · Vasago · Et · Uxor · Ejus · Dna · Gilga · De · Viler · Do · Die · ? · Et · Dna · ? · ? · ? · Marie.

1p.151.

2La photographie présente sur la base Palissy nous montre la dalle avant sa mutilation.

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